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KADHAFI ET SARKOZY(La Source du Mal) première partie

Direction : Syrte
Un Thuraya comme dernier lien avec le monde
Quitter Syrte à bord d’un convoi de blessés et de civils
« Je vais te trouver une sortie »
« Allah Akbar ! », « Misrata » !
Post-scriptum
Nettoyage ethnique dans le Sud
Les brigades, entre mafia et djihad
Les kadhafistes n’ont pas déposé les armes
Vers un gouvernement kadhafiste en exil ?
Claude Guéant rattrapé par la Libye ?
Quand Thierry Gaubert rencontrait un émissaire de Kadhafi en pleine guerre
Quand Bachir Saleh proteste contre un article du Monde
Avant-Propos
« J’ai été torturé par des Français en Libye »
« Je m’appelle Tahar et j’ai été torturé à l’électricité par des Français à Tripoli. C’était en pleine guerre de Libye. J’ai été arrêté dans la capitale le 19 septembre 2011 à 10 heures du matin alors que je marchais dans le centre-ville. On m’a passé les menottes et mis un sac noir en tissu sur la tête. Ça puait. On m’a emmené en voiture dans un hôtel de luxe en bord de mer, à Gargaresh, Tripoli, un hôtel qui servait de prison. « Au bout de vingt minutes, j’ai été tabassé à coups de poing, de pied, de crosse de pistolet. Puis, on m’a ramené à mon domicile, dans le quartier Salah Eddine, au centre de Tripoli. Ma maison a été fouillée de fond en comble,
saccagée. On m’a volé beaucoup d’argent liquide, une télévision, des ordinateurs Toshiba. Puis, de retour à l’hôtel, j’ai été enfermé dans une chambre pendant soixante-douze heures sans boire ni manger. J’ai de nouveau été tabassé, à coups de ranger cette fois.
« La nuit, vers 2 ou 3 heures du matin, les gardes sortaient les prisonniers sur la plage. On était nombreux : entre quatre cents et cinq cents. Ils nous faisaient ramper et nager sur le sable. Ça les faisait rire, les salauds. « Tous les jours, quinze ou seize personnes étaient exécutées, comme ça, froidement, devant tout le monde. J’avais l’impression qu’elles n’étaient pas choisies au hasard.
« Puis les interrogatoires ont débuté, chaque matin, entre 9 et 10 heures, dans une chambre d’hôtel. Ils étaient tantôt menés par des Français, tantôt par des Qataris. Comment je savais qu’ils étaient français ? Parce que je parle le français comme vous pouvez le constater, parce que les gardiens de la prison me l’ont dit et parce qu’ils parlaient en français avec certains gardes. Les Qataris, eux, étaient faciles à reconnaître : ils avaient des pin’s aux couleurs du Qatar. « Côté français, il y avait deux hommes et une femme, qui n’était pas toujours là. Elle était habillée en civil, avait les cheveux noirs, la peau blanche, mesurait environ 1,65 m. C’est elle qui préparait le matériel d’enregistrement : micro, caméra… Ah oui, les interrogatoires étaient filmés. Les deux hommes changeaient. Je veux dire que ce n’étaient pas toujours les mêmes. « Ceux que j’ai vus étaient habillés en civil et avaient entre 35 et 45 ans. Il y en avait un qui portait souvent des lunettes de soleil et parfois des espadrilles et un jogging. Il avait une croix tatouée sur le pouce. Dans la rue, je l’aurais pris pour un clochard. Au début, les questions étaient générales : Où travailles-tu ?
As-tu aidé Kadhafi ? Qui sont les personnes venues aider Kadhafi ? Tu connais Saadi, Seïf el-Islam, Moatassim ou Khamis Kadhafi ? Ce sont les fils du colonel Kadhafi. Un des Français cherchait absolument à savoir qui étaient les étrangers qui descendaient à l’hôtel Corinthia et Bab el-Bahr, à Tripoli. « Puis les Français ont commencé la torture. À l’électricité et à la matraque électrique. Ils me mettaient pieds nus dans une flaque d’eau et envoyaient le
courant. De plus en plus fort. J’ai été torturé vingt fois à l’électricité. Les Qataris, eux, me faisaient la torture du poulet rôti.
« Français et Qataris posaient les mêmes questions. Si ma réponse divergeait, c’était l’électricité. Les questions sont devenues plus précises de la part des Français : Où les missiles sont-ils stockés ? Où sont les armes chimiques ? On m’a aussi demandé à quels étrangers Kadhafi avait donné de l’argent. J’ai été libéré le 27 octobre 2011, avec obligation de me présenter à un contrôle tous les
trois jours. Tu parles ! Le soir même, j’étais en Tunisie. » C’est justement à Tunis que j’ai rencontré Tahar et recueilli son témoignage. La petite soixantaine vive et alerte, il peine à raconter ce sale visage de la guerre de Libye. Une guerre décidée et voulue par Nicolas Sarkozy, qui a monté la coalition internationale. Et qui s’est officiellement déroulée du 15 février au 23 octobre 2011, se soldant par le lynchage de Mouammar Kadhafi le 20 octobre
2011. Formé à la dure et kadhafiste convaincu, Tahar reste pudique sur les souffrances endurées pendant les séances de torture. « Si j’ai survécu à ça, alors je survivrai à tout. » En guise d’explication, il glisse une feuille de papier. C’est un certificat médical qu’il a pris soin de faire établir en Tunisie, au cas où il déciderait de porter plainte contre la France. Le verdict est formel : « Des cicatrices de plaies cutanées multiples au niveau du dos et au niveau des faces
antérieures des deux jambes. Une hernie inguinale gauche dont l’apparition a coïncidé avec l’agression. » Brûlée par des soldats qataris à Tunis, j’ai également rencontré Zohra Mansour, une intime de Mouammar Kadhafi qu’elle a fidèlement servi pendant plus de trente ans. À l’époque, cette femme à la poignée de main énergique et à la démarche militaire inspirait la crainte au personnel de Bab Azizia, l’ancienne forteresse de Kadhafi à Tripoli…
Il faut dire qu’elle était l’une des responsables des amazones, les gardes du corps femmes du colonel dont, hormis certaines réellement entraînées au combat, beaucoup servaient d’esclaves sexuelles au dictateur. En toute logique, Zohra Mansour préfère parler de ses fonctions diplomatiques officielles au sein du ministère libyen des Affaires étrangères. Plus précisément, elle travaillait au service qui s’occupait de la France, ce qui explique sans doute qu’elle soit francophone et connaisse les coulisses si
spéciales des relations entre Paris et Tripoli… Aujourd’hui, ses yeux sombres, aux aguets, trahissent son angoisse d’être repérée. Il lui faut de longues minutes avant de commencer à raconter son
histoire. « C’est que moi, je l’ai bien connu le Guide. Je suis entrée à son service en 1977. Comme garde du corps. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le soir du 15 août 2011. » Soit une semaine avant la chute de Tripoli. Au plus fort des combats, Mouammar Kadhafi l’avait envoyée contrôler des stocks de munitions disséminés aux quatre coins de la capitale libyenne.
Elle idolâtre son Guide au point d’en occulter les travers, les bouffées délirantes, son addiction à la cocaïne et, surtout, son obsession pour les femmes.
De cela, elle refuse net de parler, arguant qu’il s’agit de « mensonges et d’inventions occidentales ». Pourtant, tard un soir, Zohra me téléphonera, à Paris, pour me demander de lui ramener, lors d’un prochain voyage en Tunisie, l’ouvrage d’Annick Cojean, Les Proies 2.À travers le témoignage poignant de Soraya, qui raconte comment elle a été enlevée pour être livrée au colonel Kadhafi, qui l’a violée à de multiples reprises, la journaliste du Monde relate dans un livre le destin tragique de ces jeunes vierges « ouvertes » par l’ogre Kadhafi. Zohra préfère, elle, raconter ce que les Qataris, qui étaient présents en nombre sur le sol libyen pendant la guerre, lui ont fait endurer après qu’elle eut été capturée. Son témoignage recèle des zones d’ombres. « J’ai été emprisonnée pendant trois mois, jusqu’au 1er septembre 2011. J’ai été brièvement détenue dans une prison de Tripoli, où j’ai vu des Français, mais emmenée dans une ferme à Misrata. Les Qataris se sont occupés de moi, m’ont brûlée partout avec des cigarettes, battue… Ils dépouillaient les prisonniers de tout ce qu’ils avaient
sur eux : argent, bijoux, vêtements… J’ai payé 15 000 dinars tunisiens pour sortir… »
Elle ne s’attarde pas sur les sévices endurés, préférant mettre l’accent sur les biens matériels qu’on lui a volés. Mais son regard et sa tête, qu’elle secoue pour éloigner les images qui resurgissent, en disent long sur ce qu’elle a réellementsubi. Au fur et à mesure de mes rencontres avec Zohra, je découvre qu’elle connaît la France et apprécie Paris. Elle a accompagné Mouammar Kadhafi lorsqu’il est venu dans la capitale française en 2007, invité par Nicolas Sarkozy. Elle a aussi assisté à de discrètes réunions à Tripoli et Paris au sujet de l’avion de chasse Rafale et du nucléaire.
Comme Tahar, comme tous les kadhafistes rencontrés pour les besoins de cette enquête, Zohra voue à Nicolas Sarkozy, « ce traître », dit-elle, une haine farouche.
Comment en est-on arrivé là ?
Pourquoi une intime du colonel Kadhafi, que les diplomates français saluaient avec respect, a-t-elle été torturée par la soldatesque qatarie ?
Pourquoi, en 2011, Nicolas Sarkozy a-t-il entrepris de renverser un dictateur devant lequel il avait déroulé le tapis rouge, à Paris, quatre ans plus tôt ?
Pourquoi Tahar aurait-il été torturé à la gégène par des Français ?
Que penser des questions de ses tortionnaires sur l’argent libyen empoché par des « étrangers » ? De celles qui voulaient lui faire dire où se trouvaient Kadhafi et ses fils ? Impossible de ne pas faire le rapprochement avec les soupçons de financement illicite qui pèsent sur la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy
en 2007. C’est le cheminement des relations franco-libyennes, de l’arrivée au pouvoir du colonel Kadhafi, en 1969, jusqu’au revirement de Nicolas Sarkozy, en 2011, que ce livre raconte.
Avec un parti pris. Celui de ne pas traiter les différents épisodes de la guerre de Libye proprement dite, pour mieux concentrer l’enquête sur la corruption, les financements politiques, les ventes d’armes et la diplomatie secrète. Pour les besoins de cette enquête, qui s’est étendue sur huit mois, j’ai rencontré très exactement soixante-douze personnes. Dont certaines que j’ai vues ou auxquelles j’ai parlé plus d’une dizaine de fois. Dans leur très grande majorité, ces sources sont de nationalité française ou libyenne. Parmi elles figurent aussi des Libanais. Pour ce qui concerne les Libyens, j’ai décidé d’emblée de m’orienter vers ceux que l’on appelle les kadhafistes. Il faut entendre par là ces hommes et ces femmes qui ont servi le régime du colonel Kadhafi, parfois au plus près du Guide, qui ont combattu, aussi, pendant la guerre. J’ai, en effet, vite acquis la conviction que les nouvelles autorités de Tripoli, ainsi que les anciennes forces du Conseil national de transition (CNT), disposaient somme toute de peu d’informations et encore moins de documents relatifs aux relations francolibyennes dans ce qu’elles ont de plus secret : la corruption. Très vite aussi, je me suis heurtée à la réalité de la guerre : nombre de kadhafistes sont décédés et beaucoup ont retourné leur veste. Ceux-ci ne parlent pas ou, pire, vous mettent à l’occasion sur de mauvaises pistes. Sciemment, car leur survie en dépend… Les autres ont fui en Algérie, en Tunisie, en Égypte, au Niger ou en Afrique du Sud. Les plus importants sont ciblés par une notice rouge d’Interpol (avis de recherche international). Les plus rusés sont parvenus à
changer d’identité et circulent librement grâce à de faux papiers. Dans ce climat où la paranoïa côtoie la trahison, toute la difficulté a consisté à identifier la bonne filière, c’est-à-dire celle qui mène à ceux qui savent. Notamment pour ce qui concerne l’éventuel financement de la campagne présidentielle de 2007. J’y
suis parvenue. Ce qui me permet aujourd’hui de révéler des informations inédites concernant Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi. Du côté des Français, les choses ont été infiniment plus simples. J’ai d’ailleurs été surprise d’essuyer peu de refus d’entretiens, même si certaines personnalités ont préféré s’exprimer sous couvert d’anonymat. Avocats, hauts fonctionnaires,
diplomates, agents de renseignement, militaires, politiques de droite comme de gauche, hommes d’affaires, consultants, intermédiaires, industriels, universitaires… Du temps où le colonel Kadhafi régnait en Libye, on n’imagine pas le nombre de personnes d’influence qui ont fait le voyage de Tripoli – ou qui suivaient à la loupe les dossiers franco-libyens. La plupart d’entre eux n’éprouvent ni remords ni gêne d’avoir gagné de l’argent – et parfois beaucoup d’argent – en travaillant avec le régime du colonel Kadhafi. Pas plus qu’ils ne sont troublés par sa disparition. Une façon d’être, en somme.
1.
Tahar désigne un certain O. comme l’homme qui aurait ordonné son arrestation. Toujours selon Tahar, c’est lui aussi qui, avec ses trois frères, aurait procédé à son interrogatoire. Il aurait en cela été
assisté par un certain M. ainsi que par son frère, A.
2.
Les Proies d’Annick Cojean a été publié chez Grasset en 2012.
I.
AUX ORIGINES DU MAL
1.
La scène fondatrice
Nous sommes en novembre 1973. Mouammar Kadhafi est au pouvoir depuis quatre ans. Il entame une visite de deux jours en France et loge à l’hôtel Plaza Athénée, avenue Montaigne, à Paris.
Le président Georges Pompidou est déjà très malade – il décédera cinq mois plus tard –, et c’est le Premier ministre, Pierre Messmer, qui est chargé d’accueillir le jeune chef d’État.
Mouammar Kadhafi est attendu à 15 heures à l’hôtel Matignon. Martial de La Fournière, conseiller technique au cabinet du Premier ministre, se tient sur le perron. Il est accompagné de Michel Roussin, alors commandant militaire de l’hôtel Matignon. Les journalistes de l’ORTF patientent dans un coin de la cour.
Tout le monde fume en attendant le fougueux colonel.
Mais Kadhafi est en retard…
Martial de La Fournière rejoint son bureau pour passer plusieurs coups de fil. Toujours pas de Kadhafi. L’information tombe bientôt, et c’est la stupeur : Mouammar Kadhafi refuse de se déplacer à Matignon et estime que c’est à Pierre Messmer de se rendre au Plaza Athénée ! Le Premier ministre refuse net. Ce serait l’humiliation. Mais après quinze minutes, l’impensable survient : Pierre Messmer change d’avis et décide de rejoindre Kadhafi.
À Matignon, c’est le branle-bas de combat. Martial de La Fournière hurle dans les étages : « Le Premier accepte d’y aller ! Allez, il faut y aller ! »
Pierre Messmer monte dans sa DS, accompagné de son aide de camp. Les journalistes sont entassés à la va-vite dans trois voitures. Direction, le Plaza ! Le récit de ces événements, je le dois à Jean-François Probst, alors conseiller au service de presse de Matignon. « Toute honte bue, ce jour-là, le Premier ministre a été baiser la babouche du colonel Kadhafi. Messmer l’Africain 1 ! »
commente-t-il.
1.
Rencontre avec Jean-François Probst, le 9 novembre 2012.
2.
Vite, des armes pour le colonel !
Éric Desmarest a la mémoire des dates et des faits qui ont jalonné sa longue carrière dans la diplomatie, puis le conseil en « affaires sensibles », comme il aime à le dire. Diplômé de l’ENA, promotion Jean Jaurès (1969), gaulliste convaincu, il a notamment été le directeur de cabinet du ministre des Affaires
étrangères Jean-Bernard Raimond (mars 1986-mai 1988). Il s’exprime comme on attend qu’un diplomate le fasse : posément, ses mains soignées entourant un genou, prenant le temps d’écouter son interlocuteur. Sa voix est mesurée, ses mots choisis.
Prolixe, Éric Desmarest le devient quand il relate les conditions dans lesquelles il a croisé l’Histoire et ses protagonistes. Il a été servi avec Mouammar Kadhafi qui, on s’en souvient, renversa le roi Idriss Ier le 1er septembre 1969. « J’étais entré au Quai d’Orsay trois mois plus tôt, le 1er juin 1969. C’était à la direction économique. J’étais en charge des affaires d’armement. J’ai eu à m’occuper quasi de suite de la Libye. C’était à la demande du colonel Kadhafi, qui voulait immédiatement des armes et souhaitait prendre ses distances avec les Anglo-Saxons. Mais, à l’époque, nous ne savions rien des Libyens ! Tout juste que Kadhafi avait pour modèle Nasser 1. »
Éric Desmarest se souvient aussi que le jeune colonel était fasciné par la Révolution française et par Napoléon. Et qu’il savait que le général de Gaulle avait fait preuve d’indépendance dans ses positions concernant la Palestine. « Mais une question majeure de confiance politique se posait », poursuit-il. La période d’essai imposée au colonel Kadhafi par les Français sera toutefois de très
courte durée : trois mois. À peine le temps de la réflexion…
C’est en effet dès le mois de décembre 1969, soit moins de quatre-vingt-dix jours après la révolution de Mouammar Kadhafi, que la France conclut un contrat d’armement avec la Libye. Et pas n’importe lequel : cent dix avions de chasse Mirage, qui devaient être livrés avant 1974. « C’est Michel Debré, alors
ministre de la Défense, qui a convaincu Georges Pompidou qu’il fallait travailler avec Kadhafi. Je me souviens qu’avec Serge Boisdevaix, alors conseiller diplomatique, nous allions discrètement chercher le commandant Jalloud, le numéro deux libyen, à Orly, pour le mener au ministère de la Défense », raconte Éric Desmarest. « Kadhafi a tout de suite voulu des chasseurs et avait conscience du savoir-faire français en la matière. Suivront, plus tard, douze patrouilleurs fabriqués en Normandie et trente-huit Mirage F1. » Le Bourget-Tripoli devient une ligne régulière Dans les allées du pouvoir parisien, la cause kadhafiste progresse à grande vitesse – la promesse de ce nouvel Eldorado fait naître aussi bien des vocations d’intermédiaires –, comme s’en souvient un autre gaulliste, Jean-François Probst, dont il vient d’être question 2. Tout au long de sa carrière politique, ce spécialiste des arcanes de la Françafrique aura eu le temps d’apprécier les turpitudes de certains caciques du RPR, puis de l’UMP…
Comme Éric Desmarest, il livre volontiers ses souvenirs. Il entame sa carrière au service de presse de Matignon, alors occupé par Pierre Messmer, puis par Jacques Chirac. « Dès 1972, des politiques français commencent à s’enticher de Kadhafi. Certains avaient déjà le nez pétrolier… Il faudra néanmoins attendre 1975 pour que Le Bourget (aviation privée)-Tripoli devienne une ligne régulière 3 », s’exclame-t-il avec cet humour empreint d’un certain cynisme qui le caractérise. « Puis en mars 1976, Jacques Chirac, alors Premier ministre, se déplace en Libye. Officiellement, on allait y développer le tourisme et les relations bilatérales. Officieusement, on voulait y vendre des armes, du “matériel sensible” comme on dit dans le jargon. On se disait que c’était “pétrole contre armes” », poursuit, sans états d’âme, Jean-François Probst. Les années soixante-dix sont donc marquées par l’euphorie, pour ce qui concerne les relations entre la France et la Libye. En 1977, 9 % des importations libyennes proviennent de France 4. Les industriels de l’armement se frottent les mains tant le jeune colonel est avide. « On fabriquait des avions pour les Libyens, on formait leur personnel… C’était des commandes inespérées et les ventes d’armes françaises augmentaient de façon exponentielle grâce à Kadhafi », s’enthousiasme encore Éric Desmarest. Les relations commerciales entre les deux pays sont alors relativement saines :
autrement dit, elles ne sont pas encore noyautées par les intermédiaires qui feront la pluie et le beau temps des années plus tard, sous Nicolas Sarkozy. « Concrètement, Kadhafi parlait avec notre ambassadeur en Libye, Guy Georgy, et lui disait ce qu’il voulait acheter. Guy Georgy a joué un rôle décisif pendant
les six années de sa mission en Libye et, par la suite, a gardé la confiance du colonel Kadhafi pendant près de vingt-cinq ans », précise Éric Desmarest. Kadhafi met le feu à l’ambassade de France L’idylle franco-libyenne sera pourtant de courte durée. En janvier 1980, le président tunisien Habib Bourguiba en appelle aux Français après que l’armée libyenne a mené une action contre le gouvernement tunisien à Gafsa. Paris dépêche alors, en Tunisie, des avions de transport, des hélicoptères Puma et des conseillers militaires 5. La réplique libyenne ne se fait guère attendre. En février 1980, l’ambassade de France à Tripoli est incendiée par des manifestants tandis que le centre culturel de Benghazi est attaqué. Pour marquer sa mauvaise humeur, Paris rappelle son ambassadeur. « Après nous avoir cramé une ambassade, Kadhafi a commencé à
jeter de l’huile sur le feu partout en Afrique ! » s’exclame Jean-François Probst. Les tensions cristallisent autour du conflit qui oppose bientôt la Libye et le Tchad d’Hissène Habré pour le contrôle de la bande d’Aozou, de 1978 à 1987. Pour soutenir le gouvernement tchadien déstabilisé par Kadhafi, la France
intervient militairement lors des opérations Manta puis Épervier. Par prudence, les Français suspendent les contrats d’armement. En mai 1981, le tout nouveau gouvernement socialiste fait savoir qu’aucun contrat de ce type n’a été signé depuis mai 1979 et que la signature de tout nouveau contrat dépendra du retrait des troupes libyennes du Tchad. Pourtant, malgré la guerre, la diplomatie reprendra vite le dessus, avec ses jeux d’ombres. Comme le rappelle Jean-François Probst dans une chronique parue en 2007, le président François Mitterrand, « subjugué par la même politique pro-arabe du Quai d’Orsay, cette fois-ci recommandée par le ministre des Relations extérieures Claude Cheysson et par ses conseillers Roland Dumas, Jacques Attali et Hubert Védrine, rencontra Kadhafi en 1982 et lui serra la main à Chypre. Quelque temps plus tard, le jeune Premier ministre Fabius s’offusquait que le président Mitterrand ose recevoir le dictateur polonais, sous l’emprise, lui, de l’URSS, l’homme aux lunettes noires, comme Kadhafi aujourd’hui, le sinistre Jaruzelski 6 ».

La Libye devient un État terroriste
En 1986, Kadhafi devient incontrôlable et fait basculer son pays dans le terrorisme d’État. Trois attentats majeurs contre des intérêts occidentaux sont attribués à la Libye.
Le premier survient le 5 avril 1986 à la discothèque La Belle, à Berlin-Ouest. Cet établissement est notoirement fréquenté par des soldats des Nations unies. Trois personnes sont tuées et 230 autres blessées, parmi lesquelles 79 Américains.
La deuxième attaque frappe, le 21 décembre 1988, le vol 103 de la Pan Am, qui assure la liaison Londres-New York. L’avion explose au-dessus du village de Lockerbie, en Écosse, et 270 personnes trouvent la mort. La troisième attaque touche la France et vise un DC10 de la compagnie UTA. Le 19 septembre 1989, le vol UT-772, qui relie Brazzaville à Paris avec une escale à N’Djamena, au Tchad, explose en plein vol au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, tuant 170 passagers et membres d’équipage.
« Nous avons enfin compris que Kadhafi était une personne fantasque, grisée par les moyens que lui donnait le pétrole et animé d’un messianisme visant à changer le monde. » Le verdict d’Éric Desmarest, qui avait quitté ses fonctions de directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères un an avant l’attentat contre le DC10, est sans appel. Pour autant, Paris choisit de ne pas couper tous les ponts avec le colonel Kadhafi. Contrairement aux États-Unis, alors présidés par Ronald Reagan.
En représailles à l’attentat commis contre la discothèque La Belle, le président américain décide en effet de bombarder Tripoli et Benghazi le 15 avril 1986. Quarante et un civils libyens sont tués, dont la fille adoptive de Kadhafi, et près de deux mille personnes sont blessées. Bien que directement visée par une attaque terroriste, la France n’a pas autorisé les bombardiers américains à survoler son territoire. Une trahison aux yeux de Washington, qu’Éric Desmarest, alors au Quai d’Orsay, explique en ces termes : « Les Américains n’avaient pas de mandat de l’ONU et l’on considérait
qu’il s’agissait d’une opération illégale du point de vue du droit international. Ni plus ni moins. Les Espagnols, non plus, n’ont pas accordé le survol de leur territoire. » La nuit du bombardement américain, on n’en suivra pas moins, au Quai, le déroulé minute par minute. « Le 14 avril 1986 au matin, le secrétaire général de l’Élysée, Jean-Louis Bianco, et le chef d’état-major particulier m’ont rejoint dans mon bureau, et je les ai amenés voir le ministre, poursuit Éric Desmarest. L’heure était grave car nous pensions que les bombardements seraient pour la nuit suivante. Ce qui fut le cas. J’ai tenu le ministre informé tout au long de l’opération. Il y a eu un consensus complet entre le président et le gouvernement en ce tout début de la cohabitation… »Les Américains mettent le paquet : 300 tonnes de bombes larguées en vingt minutes de raid 7. Dix-huit F111 ont quitté leur base, au Royaume-Uni, et ont été ravitaillés au-dessus de l’Atlantique pour contourner les interdictions de survol française et espagnole, avant d’être rejoints au large de la Libye par seize appareils de l’US Navy. Les premières bombes ont impacté le sol libyen à 2 heures du matin le 15 avril 1986. Quelques heures plus tard, la télévision libyenne montrera quinze secondes d’images de Kadhafi en entretien avec l’ambassadeur d’URSS à Tripoli. Le Guide arbore alors un turban blanc sur la tête, entretenant ainsi les spéculations sur une éventuelle blessure. Kadhafi veut des missiles Crotale malgré l’embargo Les années quatre-vingt-dix seront marquées par l’embargo aérien et militaire décrété en avril 1992 par les Nations unies. Par cet acte, la communauté internationale sanctionne le refus de la Libye de collaborer aux différentes enquêtes sur les attentats terroristes des années quatre-vingt.
Pendant cette parenthèse de dix ans dans les relations franco-libyennes, un vendeur d’armes décide de partir à l’assaut du marché libyen, sans attendre la levée des embargos. Son nom : Bernard Cheynel. Aujourd’hui âgé de 70 ans, l’homme assume pleinement son métier d’intermédiaire en armement et a roulé sa bosse partout où l’on peut vendre des canons : l’Iran des ayatollahs, l’Algérie,
le Liberia, l’Inde, le Pakistan, où il aura traité directement avec l’ex-Premier ministre Benazir Bhutto. La liste des États concernés est longue. En Europe, Bernard Cheynel a notamment vendu dix-sept hélicoptères Cougar à la Hollande. Les tribulations libyennes de Bernard Cheynel commencent en 1997. La France entre à nouveau en cohabitation, et le président Chirac nomme Lionel Jospin comme Premier ministre. Cheynel ne connaît personne à Tripoli mais peut compter sur deux puissants parrains : Benazir Bhutto, qui adore Kadhafi, et l’ambassadeur de France en
Libye, Guy Georgy, ébloui par le fougueux colonel au point de lui consacrer une biographie, Kadhafi, le Berger des Syrtes 8. « J’ai donc tapé au Guide avec le parrainage de Bhutto et Georgy. C’est là que je découvre que Kadhafi a un problème : il craint de se refaire bombarder comme en 1986. Il m’a dit : “J’ai des Crotale, des missiles sol-air de Thomson, mais ils ne sont plus en état. J’en ai
dix- sept.” » Bernard Cheynel, qui flaire la bonne affaire, se précipite alors chez Thomson- CSF, dont les activités militaires allaient être regroupées sous l’enseigne Thales à partir de décembre 2000. Le couperet tombe : « On respecte l’embargo. » Pas
pour bien longtemps… Un jour, miracle de l’Histoire, le leader sud-africain Nelson Mandela se rend à Tripoli, où le colonel Kadhafi lui déroule le tapis rouge. Nous sommes au mois d’avril 1997. Bernard Cheynel sait que l’Afrique du Sud est un important fabricant d’armes et va y proposer ses services. « Les Sud-Africains possèdent alors une licence pour fabriquer et réparer, pour eux, des missiles Crotale. Mon idée est la suivante : faire remettre en route les Crotale libyens par les Sud- Africains, qui leur fourniraient en prime des munitions. Elle est pas belle la vie ? » À ceci près que Thomson-CSF opte pour la politique de l’autruche : « Ils m’ont dit de me démerder », peste Cheynel.
Le marchand d’armes prend alors son bâton de pèlerin et s’en va monter un réseau en Afrique du Sud. Tout seul. « C’est ce que je préfère dans le métier, monter un réseau. » Il jette son dévolu sur la société Kentron, filiale du grand missilier sud-africain Denel. « Après, j’ai fait savoir à Kadhafi qu’il serait intéressant pour lui de demander à Nelson Mandela qu’il lui refile des Crotale. »
Le tour est joué, pense-t-il.
Cheynel n’oublie pas pour autant que, s’il navigue en eaux troubles, il bat néanmoins pavillon tricolore. Et se couvre auprès des services français. « Je les ai prévenus : vous aurez des commandes de pièces détachées en provenance d’Afrique du Sud. C’est pour la Libye. » Puis, il attend le feu orange de Lionel Jospin… qui arrivera bientôt. « Parce qu’il s’agissait de matériel de défense et non d’agression. C’est la seule explication que je vois. » C’est donc un Bernard Cheynel « couvert » qui organise la visite des Sud- Africains de Denel en Libye. L’occasion de constater de visu le piètre état dans lequel se trouvent les dix-sept missiles Crotale de Kadhafi. « Les SudAfs ont atterri à Djerba, en Tunisie, puis on a fait la route ensemble jusqu’à Tripoli dans des Cadillac noires envoyées par les Libyens. Ce sont les Sud-Africains qui me rémunéraient, mais cela préparait le terrain pour Thomson, devenu entre-temps Thales, pour quand l’embargo sur les armes serait levé ! » D’après les comptes rendus de l’une des réunions entre gradés libyens, responsables de Denel et Bernard Cheynel, qui s’est tenue à Tripoli les 24 et 25 janvier 1999, l’intermédiaire ne se prive pas de proposer de nombreux matériels sud-africains aux Libyens : hélicoptères Rooivalk, missiles air-sol Mokopa, missiles Ingwe… On ne se refait pas. Hélas pour lui, l’affaire capote rapidement pour des raisons de politique intérieure sud-africaine. En juin 1999, Thabo M’beki est élu président et succède à Nelson Mandela. L’Afrique du Sud amorce un virage nettement plus atlantiste.
« Sur pression des États-Unis, M’beki a donné ordre de stopper les Crotale. Ça m’a coûté 70 000 euros de frais de voyage pour rien », jure un Bernard Cheynel encore chagrin.
L’intermédiaire le savait très certainement : il pouvait opérer en toute tranquillité depuis février 1999. C’est que le gouvernement français n’aura pas attendu 2004 et la levée de l’embargo sur les armes par l’Union européenne pour commencer à discuter armement avec le régime de Mouammar Kadhafi. Comme
l’a révélé une enquête du journaliste Guillaume Dasquié, publiée sur le site internet Owni 9, Thomson CSF/Thales a commencé à négocier une modernisation des systèmes électroniques des Mirage F1 achetés autrefois à la France, et ce dès février 1999. Avec l’autorisation du gouvernement de Lionel Jospin. C’est le même gouvernement de gauche qui, dans ses derniers mois à
Matignon, autorise Seïf el-Islam, le fils du colonel Kadhafi, à se rendre en France. Son avion se pose à Orly le 26 février 2002, où il est discrètement accueilli par l’ambassadeur de France en Libye.
Pour une visite « officiellement non officielle 10 », le programme de Seïf el-Islam est bien chargé : inauguration du rétablissement d’une liaison aérienne entre Paris et Tripoli, une conférence à l’IFRI (Institut français des relations internationales), une exposition d’une vingtaine de ses toiles à l’Institut du monde arabe… « Je me souviens que le thème de son exposition était “Le désert n’est pas silencieux”. C’était figuratif, très varié. Puis il y a eu une grande réception à l’hôtel de Crillon, à laquelle se sont rendus de nombreux artistes et sportifs. À cette époque, la droite comme la gauche se bousculaient pour fréquenter Seïf el-Islam », se souvient un témoin qui a participé à la visite française du fils Kadhafi. DC10 d’UTA : la France laisse les victimes négocier
seules Ce réchauffement des relations franco-libyennes qui n’ose pas dire son nom est ralenti par un dossier chargé d’émotions, et donc sensible pour l’opinion publique. Celui du DC10 d’UTA. Gardiens de la mémoire de leurs proches assassinés, un petit collectif s’est formé pour tenter d’obtenir des Libyens qu’ils
ouvrent des négociations en vue de l’indemnisation des familles des victimes. Il se compose de Guillaume Denoix de Saint Marc, dont le père était dans l’avion, de son épouse Emmanuelle et de son cousin Valéry Denoix de Saint Marc, avocat. Rejoints par de nombreuses familles de victimes, ils formeront bientôt le
collectif “Les familles du DC10 UTA en colère !”. Au nez et à la barbe de l’association SOS Attentats, dirigée par la volcanique Françoise Rudetzki et représentée par l’avocat chiraquien Francis Szpiner. Au moment où Guillaume Denoix de Saint Marc tente de convaincre les ayants droit des personnes tuées dans l’attentat de négocier avec la Libye, Francis Szpiner le contacte pour lui faire une étonnante proposition : devenir son avocat pour négocier avec les Libyens. Il offre également d’amener Françoise
Rudetzki à changer de position et de la convaincre d’être partie prenante dans les pourparlers. Guillaume Denoix de Saint Marc décline poliment. « Je ne voulais surtout pas travailler avec celui qui ne représentait pas seulement SOS Attentats, mais aussi (et surtout) Jacques Chirac : jamais je n’aurais su quels intérêts, de
ceux des familles des victimes du DC10, de Françoise Rudetzki ou de l’État, il s’apprêtait à défendre. »
Tout au long de l’année 2003, le collectif “Les familles du DC10 UTA en colère !” négocie avec les Libyens, à travers la Fondation de Seïf el-Islam Kadhafi. Ce choix – politique – permet à l’État libyen de ne pas apparaître en première ligne, même si personne n’est dupe. Laborieuses, les négociations se concluront le 9 janvier 2004 par la signature d’un accord de dédommagement
d’un million de dollars par famille de victimes. Presque jusqu’au bout, les pourparlers se seront déroulés dans l’indifférence des autorités françaises, d’abord soucieuses de renouer avec Tripoli.
Comme dans toutes les négociations internationales impliquant intérêts d’État et sommes d’argent importantes, plusieurs initiatives parallèles voient le jour. L’une d’entre elles recevra l’aval du président Chirac et du directeur du renseignement de la DGSE de l’époque, Alain Juillet. Engagée fin 2003, il s’agit de l’intervention d’un improbable trio francotchadien emmené par Tamara Acyl, l’une des filles adoptives du colonel Kadhafi et fille du ministre tchadien des Affaires étrangères assassiné, Ahmat Acyl. À ses
côtés, figurent l’homme d’affaires Pierre Bonnard, qui dirige alors la Chambre de commerce française pour les pays du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que le journaliste de télévision Stéphane Ravion. En octobre 2003, Tamara Acyl, qui se trouve à Paris, fait un bond en entendant à la télévision le président Chirac menacer la Libye de « conséquences » si un accord n’était pas conclu « dans les temps » avec les familles des victimes du DC10 d’UTA. Le chef de l’État se trouve alors au Maroc et s’exprime dans le cadre d’une conférence de presse. « Je suis allée dire à mon ami Pierre Bonnard que, si j’étais Chirac, j’enverrais quelqu’un voir Kadhafi pour lui dire ce que la France veut une bonne fois pour toutes afin de régler cette affaire », se souvient-elle 11. La machine est lancée.
Un ami et associé de Bonnard, Stéphane Ravion, contacte alors Alain Juillet à la DGSE. Les deux hommes lui proposent que Tamara Acyl joue les émissaires. « Pierre est revenu vers moi et m’a demandé si j’étais prête à partir en Libye. En fait, Alain Juillet avait téléphoné à Maurice Gourdault-Montagne, le conseiller diplomatique de Chirac, qui a appelé le président au Maroc. Chirac a donné son feu vert pour que je sois l’émissaire de la France sur ce coup », poursuit-elle. Mais Tamara Acyl refuse ! « Cela faisait des années que Moussa Koussa, le patron des services de renseignement extérieur libyens, et Bachir Saleh, le directeur de cabinet de Kadhafi, qui étaient tous deux intoxiqués par le président
tchadien Idriss Déby, m’accusaient d’appartenir à la DGSE. Ils faisaient ça pour me nuire. Accepter cette mission aurait apporté de l’eau à leur moulin. » C’est finalement Pierre Bonnard qui se rend à Tripoli. Tamara Acyl téléphone alors à Bachir Saleh, le directeur de cabinet du colonel Kadhafi, pour qu’il reçoive le Français. Elle lui parle en langage codé pour éviter les écoutes : « Le baba de là où je suis veut régler l’affaire de l’oiseau. » Le baba désigne Jacques Chirac et l’oiseau le DC10 d’UTA. « Pierre Bonnard est parti en Libye, mais, une fois sur place, m’a téléphoné en me disant que Bachir Saleh ne l’avait pas reçu, alors que le rendez-vous était calé. » La fille adoptive du Guide téléphone alors à un ami et lui demande de conduire Bonnard devant Bab Azizia, la forteresse de Kadhafi où Bachir Saleh travaille. « J’ai ensuite appelé Saleh, qui a osé me dire qu’il pensait que je lui faisais une blague. Je l’ai enguirlandé à distance et lui ai dit de recevoir tout de suite la personne qui se trouvait devant Bab Azizia. » Ce qui fut fait, car Saleh a ensuite appelé Kadhafi sur le téléphone rouge qui a donné son aval pour envoyer des émissaires à Paris…
Mouammar Kadhafi tiendra sa promesse puisque, dans les quarante-huit heures, son interprète personnel, Moftah Missouri, et Bachir Saleh arrivent en France. « Mais Bachir Saleh n’a pas téléphoné à Alain Juillet de la DGSE ou à Pierre Bonnard en arrivant à Paris. Non, il a téléphoné à son ami Michel de Bonnecorse, qui dirigeait la cellule Afrique de l’Élysée. Ce sont ensuite ces deux-là qui ont traité de l’affaire entre eux. » Pierre Bonnard se souvient, amer, que Bachir Saleh s’est en réalité employé à torpiller cette initiative parallèle qui avait reçu l’aval du président Chirac. Pour lui, la France et la Libye auraient pu se réconcilier plus tôt. « Lors de mon passage à Tripoli, un plan avait été élaboré avec Moussa Koussa. Nous voulions arranger une rencontre entre Jacques Chirac et le colonel Kadhafi, à Tunis, lors du premier sommet 5+5 12, qui s’est tenu les 6 et 7 décembre 2003. Rien de cela n’est arrivé 13. » C’est le moins que l’on puisse dire. Lors de l’ouverture du sommet, les deux chefs d’État se sont ostensiblement ignorés, Mouammar Kadhafi allant jusqu’à refuser d’applaudir le discours de son homologue français. Lorsque, quelque temps plus tard, Tamara Acyl reviendra à Tripoli, le colonel Kadhafi lui demandera ce qu’elle veut pour la remercier du travail accompli. « Inviter des investisseurs français à venir en Libye », répond-elle du tac au tac. C’est ce qui s’appelle renvoyer élégamment l’ascenseur à ses amis Pierre Bonnard et Stéphane Ravion, qui se sont effectivement rendus en Libye pour
essayer d’y faire des affaires. En vain. Le trio se heurtera à de multiples reprises à Bachir Saleh qui prendra un malin plaisir à leur savonner la planche. En février 2005, Tamara Acyl quittera définitivement la Libye, non sans avoir dit ses quatre vérités à Mouammar Kadhafi et Bachir Saleh. Quel aura été en définitive l’impact de ce circuit parallèle sur l’accord conclu
entre la Libye et les familles des victimes du DC10 d’UTA ? Difficile de le dire.
La seule certitude est que cet accord financier autorisait un nouveau départ pour les relations franco-libyennes. Et ouvrait la voie à une visite historique : celle de
Jacques Chirac en Libye.
1.
Entretien avec Éric Desmarest, le 4 décembre 2012.
2.
Jean-François Probst a notamment été secrétaire général du groupe RPR au Sénat auprès de Charles Pasqua, conseiller au cabinet du maire de Paris, Jacques Chirac, directeur de la campagne de Michèle Alliot-Marie pour la présidence du RPR en 1999, et conseiller de Jean Tiberi, maire de la capitale. Il est aujourd’hui consultant international auprès de chefs d’entreprises et de chefs d’État africains.
3.
Entretien avec Jean-François Probst, le 9 novembre 2012.
4.
« France-Libye : 40 ans de relations tumultueuses », www.vie-publique.fr.
5.
Ibid.
6.
Jean-François Probst, « Rama est maussade mais raisonnable », Marianne, 12 décembre 2007.
7.
Journal télévisé d’Antenne 2 du 15 avril 1986, présenté par Claude Sérillon.
8.
Paris, Flammarion, 1998.
9.
Guillaume Dasquié, « Paris, l’arme secrète de Kadhafi », owni.fr, 4 mars 2011.
10.
Guillaume Denoix de Saint Marc, avec la collaboration de Candice Bal, Mon père était dans le
DC10…, Paris, Éditions Privé, 2006.
11.
Entretien avec Tamara Acyl, le 15 février 2013.
12.
Le dialogue 5+5 a pour objectif d’encourager la coopération régionale entre dix pays de la
Méditerranée occidentale qui sont situés en Europe et au Maghreb.
13.
Entretien avec Pierre Bonnard, le 10 décembre 2012.
3
« Le temps est superbe dans le ciel et dans nos coeurs » L’embargo européen sur les ventes d’armes à la Libye est levé le 14 octobre 2004. Il est censé donner un coup d’envoi à la normalisation des relations diplomatiques, mais surtout commerciales, entre Paris et Tripoli. D’avance, les milieux industriels français se frottent les mains. Toutes les conditions seront bientôt réunies pour signer de juteux contrats ! L’espoir est d’autant plus vif qu’un vent de bonnes nouvelles souffle alors en provenance de Tripoli : le colonel Kadhafi apprécie la politique arabe de Jacques Chirac ainsi que son « indépendance » à l’égard des États-Unis. Le Guide attend
même de pied ferme le président français en Libye pour fêter les retrouvailles entre les deux pays. « Petite précision : Kadhafi avait d’abord insisté pour venir à Paris. Jacques Chirac a refusé à cause des infirmières bulgares et du médecin palestinien qui étaient toujours détenus. Kadhafi a alors beaucoup insisté pour
que nous nous rendions en Libye », rappelle, un sourire madré aux lèvres, Michel de Bonnecorse, l’ancien conseiller du président Jacques Chirac et chef de la cellule Afrique de l’Élysée de 2002 à 2007
1. Au désespoir des milieux économiques, la visite de Jacques Chirac est maintes
fois annoncée pour aussitôt être… reportée. Les esprits s’échauffent : y aurait-il un complot ? Au sein des entreprises d’armement, des consultants bien introduits évoquent dans des notes écrites « la présence dans l’entourage du président français d’un lobby anti-relations franco-libyennes proche du lobby pro-relations américano-anglo-libyennes ». Ce lobby serait même « actif depuis plusieurs années pour essayer de diminuer l’influence de la France au Maghreb et aurait déjà prouvé son efficacité en Algérie et au Maroc ». Le coup de poignard de Gerhard Schröder
Pendant que Jacques Chirac tergiverse, les industriels français ne peuvent qu’assister, dépités, aux efforts déployés par leurs concurrents anglo-saxons qui se taillent la part du lion dans le nouvel Eldorado libyen. Les Américains ont rouvert à la hâte leur consulat à Tripoli et, depuis, des délégations de sénateurs,
d’envoyés spéciaux et de représentants de grandes entreprises effectuent un vaet- vient permanent. Cerise sur le gâteau, le président Bush, en pleine croisade contre le terrorisme, annonce bientôt qu’il autorise l’achat, par des sociétés américaines, de pétrole libyen ainsi que la reprise des vols entre les deux pays.
Tony Blair, le Premier ministre britannique, est, de son côté, à la manoeuvre pour se positionner comme la courroie de transmission entre la Libye, les États- Unis et l’Europe. Parfait pour damner le pion aux Français, toujours empêtrés dans leurs hésitations. À ce titre, Tony Blair se précipite sous la tente de Mouammar Kadhafi dès la fin du mois de mars 2004. L’Italien Silvio Berlusconi, vieil allié et ami de Kadhafi, comme lui amateur de bunga bunga, n’est pas en reste. Il fait à deux reprises le voyage de Tripoli et,
au grand dam de Londres, clame être à l’origine de la levée de l’embargo européen. Même le roi Juan Carlos d’Espagne se met à appeler Kadhafi toutes les semaines, tandis que le Premier ministre espagnol, José Maria Aznar, se déplace à Tripoli.
Enfin, les Allemands n’hésitent pas à ruser, eux aussi, pour doubler les Français. En juin 2004, Jacques Chirac devait s’arrêter à Tripoli, en rentrant de Turquie. L’escale libyenne sera annulée à la demande du chancelier allemand Gerhard Schröder. Ce dernier argue du devoir de « solidarité » auquel serait soumis l’ami français. C’est que le contentieux avec les Libyens lié à l’attentat contre la discothèque de Berlin n’est pas réglé. En revanche, Gerhard Schröder ne verra aucun inconvénient à se programmer en catimini une visite à Tripoli à la mi-octobre 2004… Soit un mois avant celle de Jacques Chirac. « Cheynel, on vous embarque ! »
Les séances d’explications françaises avec les Libyens menaçant de tourner au psychodrame, le propre fils de Mouammar Kadhafi, Seïf el-Islam, décide de se rendre à Paris pour accélérer les préparatifs du déplacement du président. Ce voyage donne lieu à une truculente anecdote qui se déroule en coulisses.
Elle met en scène le vendeur d’armes Bernard Cheynel, actif en Libye depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Il la raconte lui-même 2. « En août 2004, Seïf el-Islam doit débarquer discrètement en France pour rencontrer Chirac. Tout était bien ficelé : il devait arriver au Bourget, y être accueilli par le sherpa de Chirac,
Maurice Gourdault-Montagne, qui l’emmènerait très discrètement rencontrer le président. Je devais bien sûr accueillir aussi Seïf, mais au moment de quitter Deauville, où j’habite, voilà que les condés locaux me passent les menottes. Oui, les menottes ! Cheynel, on vous embarque ! Une histoire de fous : ils pensaient que j’avais monté une escroquerie aux assurances après que le haras de ma mère avait brûlé ! J’ai eu beau leur dire que non seulement cet incendie était un pur accident mais que, surtout, j’étais attendu au Bourget, ils n’en ont pas cru un mot. Cheynel, on vous embarque ! » Un fâcheux contretemps, qui n’empêchera pas Seïf el-Islam d’être dignement accueilli en France. Le Darfour et les gros contrats au programme de la visite de Chirac.
La visite de Jacques Chirac en Libye a finalement lieu le 24 novembre 2004. L’événement est d’autant plus symbolique que c’est la première fois qu’un chef d’État français en exercice pose le pied en Libye depuis l’indépendance du pays, en 1951. D’une durée de vingt-quatre heures, cette visite est en réalité davantage
une escale. Jacques Chirac doit ensuite poursuivre sur Ouagadougou, au Burkina Faso, pour assister à un sommet de la Francophonie. Michel de Bonnecorse, l’ancien conseiller Afrique du président, se plaît à rappeler qu’il était aux premières loges lors de cette visite, avant d’en résumer les enjeux. De son point de vue, « Chirac a été en Libye pour parler affaires africaines. Rappelez-vous que la guerre au Darfour avait déjà fait cent mille morts. Chirac a aussi été en Libye pour les gros contrats. Mais ça, c’était
Maurice Gourdault-Montagne, qui était très copain avec Bachir Saleh, le secrétaire particulier du Guide, qui gérait ». C’est donc avec flegme que Michel de Bonnecorse fait soudain diversion quand l’entretien évolue en direction des histoires de gros sous. Si l’homme partage volontiers ses souvenirs françafricains, il marque, sur la Libye, de prudents silences au cours desquels ses yeux fixent un point imaginaire. Le brouhaha du café de la rue Clerc, dans le VIIe arrondissement de Paris, où il aime rencontrer les journalistes, ne le distrait pas. Pas plus que le petit chien vêtu d’un manteau noir qui essaie de grimper sur ses genoux. Puis la machine redémarre. Précise, tranchante. « En 2004, nous étions arrivés à un tournant dans nos relations avec Mouammar Kadhafi. Pendant trente ans, il avait voulu manger une partie du Tchad et, au moment du Darfour, avait viré de notre côté et soutenu Idriss Déby qui nous a aussitôt prévenus. C’était intéressant pour nous ! On a pu ensuite surfer sur l’inquiétude de Kadhafi à l’égard du président Omar Béchir du Soudan. Parce qu’il ne voulait pas que la guerre du Darfour se rapproche de la Libye, Kadhafi avait intérêt à avoir face à lui un Idriss Déby qu’il connaissait et qui lui était favorable. C’est-à-dire redevable. » Michel de Bonnecorse est néanmoins lucide sur le fauteur de trouble que demeure le Libyen. « Il était le protecteur d’un futur État touareg. Il leur a fourni des armes et de l’argent. Les présidents du Burkina Faso et du Mali me prévenaient : “Vous, les Français, vous devriez regarder ce que fait Kadhafi avec les Touaregs. Il vient de créer un consulat à Kidal, au Mali, doté de plein de gens. Il veut faire de Kidal une plateforme pour aider à une autonomie touareg.” L’intérêt de Kadhafi était de devenir le chef de l’Afrique noire. Lorsqu’il a vu que ça ne marchait pas, il s’est créé une clientèle autour de lui et a voulu que les chefs touaregs soient ses vassaux. » Conclusion cynique de Michel de Bonnecorse : « On voyait Kadhafi comme quelqu’un qui accroissait le désordre en Afrique. Il s’agissait donc pour nous de le contrôler, par exemple pour appuyer Idriss Déby au Tchad. Il s’agissait au fond de limiter son pouvoir de nuisance. »
Fantasmes pétroliers
Les médias qui couvrent alors abondamment la visite du président français à Tripoli en retiennent surtout les enjeux économiques. Consternation ! La France s’est laissé distancer par ses principaux concurrents. Sa part de marché en Libye atteint péniblement 6,3 %, contre 6,9 % pour le Royaume-Uni, 7,4 % pour le Japon, 11,2 % pour l’Allemagne, et jusqu’à 22 % pour l’Italie, l’ancienne
puissance coloniale 3. Mais, l’espoir fait vivre. La « nouvelle » Libye nage alors dans les pétrodollars et le pays multiplie les projets dans des secteurs rentables comme les télécoms, les transports et l’électricité. Mais surtout, la Libye regorge de
pétrole et de gaz : 47 milliards de barils (soit 1,7 million de barils par jour) de pétrole et 54 000 milliards de pieds cubes (30 pieds cubes = 1 mètre cube) de gaz restent à exploiter 4. De quoi donner le tournis aux pétroliers occidentaux.
Pourtant, au final, la récolte de la vingtaine de patrons accompagnant le chef de l’État est plutôt mince. Comme le rappelle Les Échos, aucun contrat n’a été signé. C’est tout juste si « cinq accords-cadres techniques et administratifs ont été conclus avec les autorités libyennes : l’un sur le tourisme, l’autre par EADS,
un autre avec Thales, un autre avec Vinci et, enfin, entre les universités de Poitiers et de Tripoli 5 ».
De surcroît, Jacques Chirac a été contraint de se plier au folklore imposé par Mouammar Kadhafi à ses hôtes occidentaux. À ceux qu’il veut humilier, disent les mauvaises langues. D’abord la visite des débris de sa maison, bombardée par les Américains en 1986, où l’on marche à même les gravats érigés en reliques témoignant de la « barbarie occidentale ». Puis la visite sous la tente – un grand
classique du colonel –, plantée pour l’occasion sur une pelouse piétinée par un troupeau de chameaux affolés…
C’est sous cette tente bédouine que Jacques Chirac prononcera des paroles d’une platitude inouïe, alors que la visite est, elle, historique. « Le temps est superbe… dans le ciel… et dans nos coeurs 6. » Drapé dans son burnous marron, le Guide se contentera, de son côté, de porter la main au coeur. Il sait qu’il tient les Français, trop avides de contrats. Alexandre Djouhri débarque en Libye Une petite anecdote survenue lors de la visite de Jacques Chirac est passée inaperçue. Elle annonce pourtant la nouvelle page qui s’ouvre avec la Libye, celle du règne des intermédiaires, des agents, des consultants internationaux, des négociateurs de l’ombre et autres « apporteurs d’affaires ». Un basculement qui, pour le chiraquien Jean-François Probst, a débuté à l’époque où Édouard
Balladur était Premier ministre (1993-1995). « C’est à ce moment que les services secrets et les industriels ont fait la politique étrangère de la France. Le contrat démocratique est rompu ; pas les espérances de business. » L’agent de Thales en Libye, Bernard Cheynel, se souvient très bien que Jacques Chirac avait emmené avec lui à Tripoli deux invités déjà inséparables :
« MM. Henri Proglio et Alexandre Djouhri. » Le premier était le PDG du groupe Veolia. Le second était, à l’époque, inconnu du grand public et travaillait dans l’ombre du clan des chiraco-villepinistes. Il était notamment proche de Dominique de Villepin et de Maurice Gourdault-Montagne, le sherpa de Jacques Chirac qui avait alors la haute main sur les contrats stratégiques. Comme nous le verrons bientôt, il rallierait les sarkozystes le moment venu. Dans le courant de l’année 2004, on relève tout de même quelques articles de presse qui mentionnent le nom d’Alexandre Djouhri, affirmant qu’il possède 8 % de Veolia. Proglio qualifie alors ces informations de « fable délirante » 7. Prompt à défendre son pré carré libyen où il est à tu et à toi avec les gradés, c’est donc un Bernard Cheynel atterré mais impuissant qui assiste à l’introduction officielle d’Alexandre Djouhri en Libye. Par le chef de l’État en
personne ! « Chirac présentait Djouhri et Proglio à tous les Libyens en les recommandant chaleureusement. Il faut travailler avec eux, hein ? Ils sont bien. Ils ont toute ma confiance. »
Cheynel en est convaincu, « Chirac a ensuite présenté Djouhri à Seïf el-Islam, puis l’homme de l’ombre a fait saute-mouton jusqu’à rencontrer Bachir Saleh avec qui il s’est lié ». Hélas, Alexandre Djouhri ne confirme ni n’infirme cette version : il n’accorde pas d’interview 8.
Patrick Ollier joue des coudes à Tripoli
Un autre homme compte faire fructifier ses bonnes relations avec le régime de Mouammar Kadhafi, maintenant que le Guide est redevenu fréquentable. Il s’agit de Patrick Ollier, compagnon de la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, député UMP et fondateur en 2003 du groupe d’amitié France-Libye à l’Assemblée nationale. L’homme se montre très dynamique, mais aussi très secret sur ses voyages en Libye, comme le confiera des années plus tard un autre député UMP, Didier Julia, au quotidien Libération. « Il conduisait ses opérations sans nous en parler. […] Il ne souhaitait pas associer les parlementaires. Et quand on lui en parlait, il
était très évasif. […] Chaque fois qu’il y avait un accord en vue avec le ministère de la Défense, c’était Patrick Ollier qui s’en occupait 9. » Manifestement, cet activisme intrigue puis déplaît en haut lieu. Comme l’a révélé le site web Mediapart en 2011 10, un rapport de la DST signale, en juillet 2005, que le groupe Thales a demandé au cabinet d’intelligence économique Kroll d’enquêter sur Patrick Ollier et « de supposées commissions libyennes » à son profit. Patrick Ollier avait proposé à Thales de « jouer le monsieur “bons offices” » pour accélérer la signature d’un contrat de matériel de signalisation pour les aéroports libyens alors ensablé. Selon Mediapart, Thales aurait décliné l’offre. L’affaire n’est pourtant pas nouvelle.
En mars 2005 déjà, un article de France Soir mentionnait ce dossier ainsi que l’enquête de Kroll, sans toutefois donner le nom de l’officine. Dans la foulée, le PDG de Thales, Denis Ranque, sera sommé de publier un démenti concernant l’existence de cette enquête… Pour ce spécialiste de l’intelligence économique aux penchants chiraquiens, et qui, par voie de conséquence, voit alors la main des sarkozystes partout, cette affaire survenue en plein scandale Clearstream est un coup monté destiné à affaiblir Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense. « Sous Jacques
Chirac puis Nicolas Sarkozy, les négociations des affaires de Défense ont progressivement glissé vers l’Élysée, au détriment du ministère de la Défense.
Michèle Alliot-Marie a voulu conserver son pré carré sur les contrats. Elle gênait. Dans l’affaire de Kroll, les dates sont trop concomitantes et correspondent au moment où l’on voit arriver Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri sur la Libye. » Clairement partisane, cette analyse a toutefois le mérite de signaler la guerre
des réseaux qui sévit dès 2005 en Libye. La logique de ces réseaux, qui travaillent sur des contrats bien sûr, mais aussi sur des questions de diplomatie secrète, est simple : un intermédiaire fait le lien entre un dignitaire libyen et des politiques français. Avec, en ligne de mire, la présidentielle de 2007.
1.
Rencontre avec Michel de Bonnecorse, le 25 janvier 2013.
2.
Rencontre avec Bernard Cheynel, le 12 février 2013.
3.
Didier Samson, « Chirac rend visite à Kadhafi », www.rfi.fr, 24 novembre 2004.
4.
Ibid.
5.
Jacques Hubert-Rodier, « Libye : Jacques Chirac ouvre la voie aux entreprises françaises », Les Échos, 26 novembre 2004.
6.
Journal télévisé de 20 heures de France 2, présenté par David Pujadas, 24 novembre 2004.
7.
Vincent Lamigeon, « La vérité sur le mystérieux Alexandre Djouhri », Challenges, 22 mars 2012.
8.
En 2011, Alexandre Djouhri a envoyé au Nouvel Observateur un droit de réponse indiquant : « Ni en 2004 ni à aucun moment, je n’ai fait “partie” de la délégation de patrons qui accompagnait le
président Jacques Chirac en Libye. »
9.
Karl Laske, « Patrick Ollier, l’ami très personnel du régime libyen », Libération, 24 février 2011.
10.
Fabrice Arfi, Mathilde Mathieu et Martine Orange, « Quand une officine enquêtait sur les amitiés
libyennes de Patrick Ollier », Mediapart, 18 février 2011.
KADHAFI ET SARKOZY(La Source du Mal) première partie KADHAFI ET SARKOZY(La Source du Mal) première partie Reviewed by Afrique on 9/11/2018 04:14:00 AM Rating: 5

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